La mer nâest pas loin et le vent emporte ses embruns salés jusquâà la rue Alexandre-Le-Grand. «Vous ne pourrez pas le manquer!», a assuré un jeune Fécampois. Entrée monumentale, façades élancées, toitures pentues, gargouilles, briques de couleur appareillées en losange, silex noirs et blancs, pans de bois, lucarnes baroques et même campanile, en plein centre-ville de lâancienne cité des Terre-Neuvas, le Palais Bénédictine surprend, câest vrai. Ãtonne. Déconcerte. Séduit.
Dans la cour dâhonneur à lâimpressionnant escalier trône en majesté Alexandre Le Grand, fondateur de ce temple de lâindustrie et de la culture qui abrite une usine et un musée. Le bronze du sculpteur Henri Gauquié lâincarne assis sous un dais de pierre.
Sur ce vitrail de 1900, Alexandre Le Grand est représenté devant son palais, une main posée
sur un globe terrestre évoquant lâinternationalisation de sa marque. à ses pieds, le manuscrit
contenant la recette qui a fait sa fortune. La bouteille Bénédictine, elle, est confiée
à la Renommée, symbole de la réclame. © Crédit photo: Stéphane Geufroi, Ouest France
Un élixir apothicaire
Le domaine néo-gothique, néo-Renaissance et Art nouveau, construit entre 1883 et 1898 par le négociant en vin normand, a lâextravagance en héritage. La tradition aussi. Le groupe de spiritueux Bacardi-Martini, qui a racheté la marque dans les années 1990, produit dans cette distillerie de conte de fées une mystérieuse liqueur ambrée vendue sur tous les continents, la Bénédictine.
Mystérieuse puisque la recette est secrète. «Elle est consignée dans un manuscrit, explique lâhistorien Sébastien Roncin, archiviste de lâentreprise. Le moine qui lâa élaborée est un Vénitien, Bernardo Vincelli, qui se serait installé à lâabbaye de la Trinité de Fécamp en 1505.»
Pourtant, difficile de retrouver des traces écrites de cet herboriste inspiré dans les documents du monastère. Toujours est-il que ses recherches le conduisent à fabriquer «un élixir apothicaire», censé guérir tous les maux, à base de plantes médicinales comme lâangélique, lâhysope ou la mélisse, cueillies sur les falaises de Fécamp. Sa réputation franchit vite les frontières du pays de Caux.
François Ier en personne, voyageant en Normandie pour y créer le port du Havre, aurait apprécié le breuvage. «Foy de gentilhomme! Oncques nâen goustai de meilleur!», se serait exclamé le roi, de passage à Fécamp. On ignore sâil est réellement venu. «La confusion entre le mythe et la réalité, entre lâabbaye de la Trinité et le Palais a sciemment été entretenue par les créateurs de la société», sourit Sébastien Roncin.
Lorsque les révolutionnaires de 1789 prient les religieux de quitter le cloître, un inventaire de la bibliothèque est réalisé. Prosper Ãlie Couillard, grand-père dâAlexandre Le Grand, est alors procureur fiscal. Il acquiert un recueil contenant la recette de la Bénédictine.
Cet ouvrage, son petit-fils Alexandre lâaurait retrouvé en 1863 dans les papiers paternels. Sébastien Roncin sait quâ «il est dans une pièce du Palais. Le manuscrit existe. Alexandre Le Grand lâavait constamment avec lui». Sur une photo, il le tient dans sa main gauche, un verre de liqueur dans la droite.
Pour ce descendant dâun capitaine de navire, la conquête du monde commence. Avec la collaboration dâun pharmacien, il transforme une boisson médicamenteuse en liqueur apéritive et digestive. Aux composants originels de lâénigmatique Bernardo Vincelli, il associe la myrrhe, le genièvre, lâécorce de citron. «Il y a vingt-sept herbes et épices exotiques dans la Bénédictine, précise Ãlodie Manoury, guide au Palais. La cardamone, la vanille, le safran â qui donne sa teinte dorée au produit â sont les plus coûteuses.»
Le co*cktail du Twenty One
Si les débuts sont artisanaux, le succès de la liqueur exige vite nouveaux équipements et nouveaux locaux. Dès 1873, la production atteint 150000 bouteilles par an, dont beaucoup sont commercialisées à lâexport. Car, à lâétranger, on adore «la grande liqueur française». Comme chez les Romanov et les Hohenzollern.
Bénédictine, B & B et Single Cask vieillissent dans les caves de Fécamp.
© Crédit photo: Palais Bénédictine
Dix ans plus tard, Bénédictine SA entre en Bourse. Lâincendie qui, en 1892, ravage en partie lâédifice â épargnant néanmoins les alambics â, ne désarme pas Alexandre Le Grand. Il le reconstruit, plus grandiose encore. Lâentrepreneur disparu, ce sont ses garçons qui inaugureront le Palais revisité et développeront lâactivité sur les marchés américain et asiatique avec le fameux B&B, un co*cktail de liqueur et de cognac concocté par le barman du club Twenty One, à New York. à charge des Le Grand de transmettre la direction à leurs propres enfants pour préserver le clan.
Les années dâaprès-guerre seront fastes. En 1950, la société, dont le siège est désormais à Paris, boulevard Haussmann, a des succursales à Bordeaux, Marseille, Alger. Des agences dans les principales villes de France et à lâétranger. Un dépôt et une distillerie de vins à Boufarik, en Algérie.
Convoitée par Rémy-Martin, aujourdâhui propriété de Bacardi-Martini, la «Bénec», comme on dit à Fécamp, nâest plus une affaire de famille. Mais la légende reste celle écrite par Alexandre Le Grand.
Pascale Monnier
Ouest France
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